là dans la torpeur de la cour nous aurions arrosé le riz de
senteurs de haricots ou de champignons noirs de membres
de gallinacées et d’effluves de citronnelle
au plus raide du passage et de la nuit surgie sans un cri
nous aurions parfumé la mémoire commune d’audiences
du temps longtemps
comme s’il fût possible de l’inventer ou de le réinventer
ainsi qu’on remonte un manguier
en quête de l’enfance adirée dans ses rêves
ou qu’on plie un laurier rose
de tant de défis et de hardiesses tues
au regard des adultes
assis dans la souvenance d’arbres désormais absents nous
aurions multiplié la musique lointaine des étoiles
amandier quénêpier acajou amitié coiffant les candélabres
pommier frappé de ce mal que l’on dit caduc figuier de bar-
barie qu’on dépossède armés d’une lame de gillette grena-
dier flamboyant en fleurs bayahonde reposoir d’ortolans et
de tourterelles s’envolant à l’appel de nos frondes
arbres fantômes parmi les mille absents de cette ville fantôme
nous aurions reposé les morts au pied des arbres morts
et chanté le temps qui fut
avec l’arrogance des vivants
quelle saveur a le café versé dans le lointain du monde
quelle saveur les trois lampées de rhum
cheminent-ils sous la terre
cheminent-ils sept jours sous l’océan
jusqu’aux lèvres des ancêtres
entendent-ils la veillée solitaire
dans les rumeurs éteintes des libations
honorent-ils la souffrance bue
dans la négation des échos du monde
et nos foulées sauvages
de par les avenues des grandes villes
de par le vaste ciel de par la mer
n’ont pas de mains assez pour embaumer la blessure
Louis-Philippe Dalembert, « là dans la torpeur », Poèmes pour accompagner l’absence, Mémoire d’encrier, Montréal, 2005.